LE MÉPRIS : réinterpréter, puis réécrire la vision originale d’un auteur à des fins idéologiques

Des « sensitivity readers », autrement dit : des lecteurs de sensibilité, apparaissent dans la sphère éditoriale. Un terme élaboré dans la plus pure tradition « novlanguesque ». L’entendant la première fois, pour un peu, l’on pourrait imaginer un spectacle où des gens se produiraient pour faire des lectures de sensibilité. À la fin de la représentation, les spectateurs applaudiraient à tout rompre, puis, heureux et volubiles, rejoindraient les coulisses tout en papotant les bras chargés de petits bouquets pastel et de mignonnes peluches, pastel elles aussi, pour féliciter ce lecteur d’un genre nouveau.

Un « lecteur de sensibilité » ; l’assemblage de ces deux mots est parfait pour ne pas effrayer. Le « lecteur de sensibilité » évoque la fraîcheur, les sourires et les bisous, la tendresse. Les trémolos de l’âme poétique. Que du beau, que du bon, que du doux. Mais derrière le sourire se tient la duplicité en embuscade.

C’est là, toute la malice de la Novlangue. Dire sans rien dire. Pour ma part, à la lecture de cet article (très intéressant) du Point, j’ai plutôt eu envie d’allumer quelques bougies votives, tant cette information m’a fait l’effet d’une fin : celle d’une littérature libre. Une littérature dans laquelle chacun est libre de puiser ce qui lui chante, que ce soit par pur plaisir ou avec l’esprit de découverte et d’apprentissage rivé à l’âme. Lire en tête-à-tête avec l’auteur. Rien que lui et moi. Une littérature où chaque auteur peut (encore) s’exprimer en toute liberté, sans craindre pour sa réputation, ou pire, sans redouter une mort sociale indigne.

Comprenez-moi bien : je ne suis pas en train de dire que les processus de bêta-lecture, de relecture, de correction sont inutiles. Bien au contraire. Quant aux livres porteurs de haine, des lois existent déjà pour eux. J’essaye simplement de dire combien le fait de faire intervenir des policiers-correcteurs sur des textes originaux, afin de mettre ces derniers en parfaite adéquation avec le système de pensée ambiant, est dangereux pour la liberté d’expression. Pour la liberté, tout court. Enfin, et surtout, agir en ce sens, c’est ne pas faire confiance au lecteur. Comme si ce dernier était un imbécile fini, et définitivement incapable de discerner le bien du mal. Un lecteur qui ne serait capable de digérer que des plats pré-mâchés, et dûment pré-cuits.

Alors, mépris ou totalitarisme ?

L’information m’a surprise, mais pas tant que cela. Car voilà déjà plusieurs années que le travail de réécriture, au nom du politiquement correct, à commencé dans notre beau pays des Droits de l’Homme^^

  • Un article du Point (encore lui), traite de la question.

Ou sur le blog d’un enseignant :

  • L’article en question (excellent, et très fouillé) : Le Club des Cinq et la baisse du niveau (retrouvé grâce à archives.org, car il semblerait que le blog soit fermé), est édifiant sur le sujet. On était en 2011, et la pratique n’était pas nouvelle.

Là encore, on ne parle pas de dépoussiérage, mais bien de la réinterprétation puis de la réécriture de textes entiers afin de les harmoniser avec la pensée politique du moment.

Et la création ?

Une fois que l’auteur a passé le cap du bêta-lecteur, du primo-lecteur, les étapes sélectives chez les éditeurs, arrive maintenant l’ultime degré (avant l’autodafé ?) : la lecture des « lecteurs de sensibilité ». Après quoi, l’histoire ainsi filtrée à de multiples reprises sera considérée comme bonne à lire. Peut-être. Car il n’est pas sûr que même toutes ces conditions de nettoyage-formatage dûment remplies, elle aura l’heur de plaire, et mieux encore, qu’elle se vendra. J’ai envie de dire : et dans tout ça, quid de la pensée créatrice de l’auteur ?

Alors je m’interroge à propos de mes écrits (tout droits sortis de mon imaginaire), ne risquent-ils pas d’être détournés ou d’être réinterprétés négativement ? Mais la question en entraîne une autre : est-ce à dire que je pourrais écrire des insanités sans même m’en rendre compte ? « À l’insu de mon plein gré ? » Des choses dont je n’aurais pas conscience, mais qui seraient perçues par des lecteurs, eux-mêmes influencés par l’ambiance délétère du moment ? Notez bien que je ne parle pas du principe qui fait que tout lecteur s’approprie l’histoire qu’il est en train de lire, et que de ce fait, il en devient l’acteur principal, mais bien d’une autre manière de lire. De recevoir la littérature. Et pour pousser encore plus loin cette logique délétère de surveillance, et ce formatage de la pensée qui ne dit pas son nom : pourquoi ne pas instaurer également un système d’évaluation des lecteurs, afin de savoir s’ils lisent avec le regard adéquat ou pas ?

Bref…

En un mot comme en cent, ce boulot nouvellement venu sur la scène de la production littéraire me fait penser à 1984, ou Le meilleur des mondes, ou le film Brazil, etc. ; et je ne peux m’empêcher de le voir comme un outil avec lequel va être fait un pas de plus pour confisquer la parole.

Le nouveau modèle ?

« Sensitivity readers don’t just skim manuscripts waiting to get offended. They are an active part of the editing process, making books sharper, deeper, and more perceptive than they were before. »

Anna Hecker

Entretien avec Guest Columm sur : writersdigest.com

« Les lecteurs de sensibilité ne se contentent pas juste de parcourir les manuscrits dans l’attente d’être offensés. Ils sont une partie active du processus d’édition, qui rend les livres plus précis, plus profonds et plus perspicaces qu’auparavant. »

Ainsi, Anna Hecker estime que son travail, sans la lecture d’un « lecteur de sensibilité », serait moins net, moins profond, et manquerait de perspicacité ?

Ahurissant. Vraiment, je me dis que ce que l’on peut arriver à faire dire et faire croire aux gens est proprement ahurissant.

©Marguerite Rothe

 

Nouvelles vanités de Laurent Meynier

© Nouvelles vanités, de Laurent Meynier

 

 

 

16 réflexions au sujet de « LE MÉPRIS : réinterpréter, puis réécrire la vision originale d’un auteur à des fins idéologiques »

  1. Bonjour,

    Je suis convaincue de l’utilité de primo-lecteurs et d’un correcteur dans le processus d’écriture, pour optimiser le vocabulaire, l’orthographe, la grammaire, le style, la cohérence.

    Par contre, ton article me fait flipper, parce qu’il va dans la droite direction de notre fin de civilisation qui, au nom de la digitalisation, tente de nous formater pour qu’un maximum d’entre nous s’enferme dans le cadre des nouvelles technologies.

    Je garde toujours l’espoir que la culture et la création resteront un lieu individuel, tant pour le créateur que pour le « récepteur ». Mais cela nécessitera de plus en plus de liberté intérieure, voire de résistance.

    Pfffttt…

    Je te souhaite une belle journée. Courage pour ton travail de remise à flots.

    Béatrice

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  2. Bonjour Béatrice,
    Merci pour ton commentaire, et tes encouragements, ça fait du bien !
    C’est exactement la problématique de notre époque : arriver à garder son équilibre intérieur face à une « hygiénisation » de la pensée de plus en plus furieuse. Je pense en effet qu’on peut parler de résistance, et je trouve cela bien triste.
    Bonne journée à toi également.
    Marguerite

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  3. Oui , bon, n’est-on pas dans la mondialisation abusive ?
    Je veux dire par là que les pratiques et traditions éditoriales diffèrent d’un pays à l’autre, et mème j’imagine, s’agissant des USA d’un state to an other.
    Sans parler de pays, les segments, parlons marketing puisqu’au fond il s’agit de ça et uniquement de ça, sur le marché de l’édition ne sont pas tenus par des critères identiques ; la promesse-produit de la pléiade de gallimard, ou de ses correspondants ailleurs, n’est absolument pas la mème que Harlequin, ou le Reader digest. Par conséquent les consolecteurs ( Ô combien je suis génial de parler de consolectrices pour Harlequin ) achèteront et liront en confiance et confort et plaisir ce qui leur plait.
    Il en est de même du reste pour les éditeurs plus singuliers, et pour l’auto-édition.

    La censure s’est exercé de tout temps. Qu’elle s’exerce en terme de marketing n’est pas tellement étonnant en particulier dans l’industrie américaine de l’édition. Il ne faudrait pas se révolter contre ça, sauf si c’est pour faire déboucher un projet qui tuerait cette société où on trouve des « sensibility reader ». D’ailleurs ce que font ces spécialistes se faisait déjà dans l’édition commerciale mais pas directement, en plus d’une autre tache.

    Sur la novlangue… bah… visages pales ont toujours la langue fourchue.

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  4. C’est vrai que la censure s’est toujours exercée, mais dans ce cas de figure je la trouve pernicieuse.
    Je crois que l’aspect « marketing » que tu mets en avant (ce qui n’est pas faux, d’ailleurs), n’est que ce qu’on perçoit au premier plan ; l’arrière-plan de la démarche étant plus intrusif à mon sens.

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  5. Merci de ces liens: je ne connaissais pas ce phénomène. Il y a effectivement un aspect assez flippant.

    En même temps, l’idée même d’adapter de vieilles histoires à la sensibilité actuelle a toujours fait partie de l’art du conteur. Je ne suis pas sûr qu’il faille y voir uniquement une censure ou une réduction. Difficile de relire par exemple le Gulliver de Swift aujourd’hui, en ignorant presque toutes les références à l’actualité de l’époque qui y sont contenues. Faut-il en réserver la lecture aux universitaires ou peut-on penser que l’histoire a un intérêt pour un intérêt pour un public plus large, quitte à devoir la simplifier ou la mettre en perspective de manière différente?

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  6. Je suis complètement d’accord avec ce que tu dis. Comment pourrions-nous avoir accès aux grands textes de l’Antiquité ou même ceux du Moyen-Âge, ou même ceux du XVIe siècle, sans les mises à jour linguistiques qui sont nécessaires au lecteur lambda pour les comprendre ? En ce qui me concerne, j’appelle cela « du dépoussiérage » et je le conçois sans peine pour tous les textes assez anciens.
    Maintenant, de là appliquer ce principe de lecture-réécriture à des textes contemporains, je pense qu’on peut s’interroger en profondeur sur la signification de la démarche d’instaurer des jobs de « lecteurs de sensibilité »

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  7. hum au 19ème on appelait ça l’auto-censure. Et regarde dans ton propre discours sur les « livres haineux »… moi je le trouve pas très très lucide, parce qu’évidemment LAUTREAMONT ou Sade, ou Céline, seraient illégaux au moins en partie, et si on refuse un livre haineux d’un auteur, on suppose que sa haine est tout le temps là, et donc que les livres où elle n’apparaitrait pas sont pernicieux, car elle y est cachée, non ?
    La haine est un sentiment humain._
    On peut haïr à juste titre._
    Exprimer la haine fait partie de la littérature, c’en est mème sans doute une des fondations les plus solides._
    ( ben oui la haine des régimes totalitaires n’est-elle pas légitime, et l’exprimer pour la propager justifié ? Et puis l’expression permet la contradiction, sinon , tout se passe sous le manteau )

    C’est tout le processus de gestion du dedans/dehors inhérent au fait social. Les sensibility reader sont des pisse-froid et des couilles molles, des réducteurs de tête appointés par le grand capital. OK , so what ? t’es jaloux ? Perd pas de temps avec ça, y a d’autres sujets.

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  8. Oh oui, c’est ignoble, naturellement.

    Cela dit, j’ai eu quelques expériences qui m’ont donné à réfléchir à ces questions. Je me souviens d’un des premiers films de Kaurismaki, je ne sais plus lequel, où tout le monde fume constamment. En particulier, il y a une scène où les personnages font des achats dans un supermarché et les caissières sont toutes en train de fumer. Rien d’étrange à l’époque, pourtant c’est devenu un spectacle insolite aujourd’hui. Le résultat, c’est que cette scène conçue comme parfaitement banale a pris une signification tout à fait différente pour le spectateur contemporain: littéralement, on ne voit pas le film tel qu’il était conçu, parce que le monde a changé autour de nous.

    Dans un autre domaine, je suis en train de lire Abzalon de Pierre Bordage – une oeuvre bien plus récente que le film que je viens d’évoquer. Mais là aussi, j’ai été saisi par le même genre de décalage: la représentation de la sexualité et des relations hommes/femmes dans le roman a un côté militant pour l’époque, mais pour un lecteur de 2018, elle semble porter un regard presque fétichiste sur le viol et les rapports de pouvoir entre les sexes. Là encore, parce que nous sommes traversés par des valeurs et des pensées de notre époque, on ne peut plus lire le roman tel qu’il a été imaginé.

    Je ne prétends pas qu’il faille lire les livres une paire de ciseaux à la main, ou qu’il faille changer quoi que ce soit aux romans du passé. Chaque œuvre est inscrite dans son époque, et c’est très bien comme ça. Cela dit, le lecteur serait bien inspiré de prendre conscience des filtres avec lesquels il aborde les romans, et d’ajuster sont regard en fonction. D’une certaine manière, nous sommes tous des « lecteurs de sensibilités » – reste à ne pas nous transformer en correcteurs, ou en censeurs.

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  9. Je trouve cela « ahurissant »… Arrêtons les bêtises : ces lecteurs de sensibilité n’ont rien à faire chez nous !!! Chaque lecteur est capable de lire un roman, de mettre des filtres et d’en retenir ce qui lui plaît, le bon comme le mauvais (parfois). Mais, diantre, qu’on ne nous impose pas des idées !!! J’admets le dépoussiérage des textes anciens, bien sûr, ou des notes sur des livres récents si nos habitudes ou lois ont vraiment changé pour les nouvelles générations, mais sinon, je m’oppose vivement à ce nouveau métier (qui n’en est pas un selon moi) ! Je suis rebelle et je le resterai, surtout pour cela 🙂

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