L’intouchable, et Fables fraîches pour lire à jeun, de Pierre Bettencourt

Après avoir vu les hauts-reliefs de Pierre Bettencourt, l’étape suivante – pour moi –, a été de partir à la découverte de son œuvre littéraire. Ainsi, dans sa bibliographie, ai-je choisi de lire L’intouchable et Fables fraîches pour lire à jeun. 
Ici, il n’est pas question de livres électroniques. Mais de livres de papier comme il ne s’en trouve plus guère, de format In-16, et dont les pages sont à découper. Avec patience. Cela ressemble à une sorte de cérémonial pendant lequel le lecteur se prépare à « entrer » dans le livre pour faire un bout de chemin avec l’auteur. Avec lenteur, comme l’on bavarderait tranquillement avec un ami lors d’une promenade.

Les œuvres plastiques composées d’ailes de papillons – lépidoptères qu’il allait chasser seul ou en compagnie de Bernard Buffet –, et qui firent place aux tableaux de pierres, qui eux-mêmes introduisirent la création des hauts-reliefs, furent précédées par la composition de livres. Car les toutes premières amours de Pierre Bettencourt sont littéraires.

Dès 1941, il fait l’acquisition d’une presse et d’un matériel d’imprimerie, avec lesquels il imprime ses premiers livres : 13 Têtes de français, en 1942, mais aussi Je vous écris d’un pays lointain, en 1941, d’Henri Michaux. Quasiment des livres-objets, qui préfigurent l’originalité créatrice de l’auteur.

Des livres, pour fixer sur le papier une écriture nourrie d’une réflexion intellectuelle profonde, qui ne cesse jamais d’explorer, d’interroger, de débattre, de mesurer, de comparer. Une écriture qui puise son inspiration dans les classiques, bien sûr, mais surtout directement à la source de son propre imaginaire. Une fantasmagorie intérieure d’une incroyable richesse ; abondante, débordante, souvent tourmentée, parfois quelque peu vindicative, et soulignée la plupart du temps d’un humour franchement noir.


L’intouchable

La lecture de L’intouchable (1953), est une expérience sans équivalent. Est-il cet homme pétri d’amour qui ne peut s’abandonner, mais qui rêve follement de le faire ?

« Mais j’éprouve toujours un haut-le-cœur à franchir la barrière d’un corps féminin sans m’y donner tout entier, gardant en réserve la liberté de mon âme. Puisque je ne l’ai pas compromise pour toi, comment le ferais-je pour une autre ? Je dois les mettre en garde contre mon indépendance […] Comme le passage de l’ange dans la piscine de Siloé : c’est à vous de vous guérir de moi, je reste secrètement l’intouchable. »

L’intouchable p.20

L’intouchable, c’est une écriture qui se teinte de saudade au détour d’une page :

« Au revoir, des phrases remontent encore du fond de mon âme à la surface, comme des morceaux d’épave avec lesquelles je me sens incapable de construire un nouveau destin, […] pour arracher aux profondeurs d’autres vestiges de cet amour englouti. »

L’intouchable p.26.

Et renvoie le lecteur à Pessoa :

« Car au cours de ces heures lentes et vides, il me monte du fond de l’âme vers la pensée une tristesse de tout l’être… ».

Le Livre de l’Intranquillité.

La prose de L’intouchable relate aussi bien les questionnements que les certitudes d’un amant. Ses avancées puis ses reculades devant l’objet de son amour. Elle expose la passion amoureuse avec ses désirs fous, mais aussi ses retenues, ses peurs. L’idée de la perte de la liberté y est omniprésente. Mais dans L’intouchable, la recherche de Pierre Bettencourt va au-delà du sentiment amoureux, car rien – semble-t-il – ne compte davantage pour lui que l’exploration intellectuelle de l’esprit et de ses mécanismes. De ses méandres.

Qui est L’intouchable ? Est-ce « Elle » ? Est-ce « Lui » ? On referme le livre, et l’on se rend compte que l’auteur laisse à ses lecteurs la liberté de rêver à ce qu’il leur plaira d’imaginer.


Fables fraîches pour lire à jeun

Les Fables fraîches pour lire à jeun, ont été elles aussi une belle lecture. Tantôt drôles ou ironiques, tantôt cruelles, souvent teintées de sensualité, parfois loufoques, ou même « Beurk ! », indéniablement visitées d’un trait de folie pour quelques-unes, fantastiques, mystiques, et que sais-je quoi d’autre encore, toutes ont été porteuses d’une multitude d’émotions et de sentiments. Ces fables sont tout, sauf ordinaires. L’écrivain est inclassable. Grand, assurément très grand, faut-il le préciser ?

Dans Fables fraîches pour à lire à jeun, le lecteur rencontre, ici ou là, des écrits qui annoncent L’intouchable :

« Vers luisants – Je ne m’éclaire qu’avec des vers luisants. J’ai des domestiques spécialisés qui les récoltent à la nuit tombante et en tapissent mes appartements.
Lumière douce, légèrement verdâtre, doucement mouvante, où je puis relire en les devinant les livres que j’aime, et serrer dans mes bras cette femme qui ne sera jamais la mienne. »

Publiée initialement en 1950 dans le recueil Le coup au cœur.

Sinon, on y lit des références à son travail de plasticien. Comme avec ce commentaire à propos du haut-relief La grande femelle volante.

La grande femelle volante, 1967_01

« “La grande femelle volante qui survole le continent”, tous les journaux en ont parlé et en parlent encore. Il lui arrive de raser le sol comme les hirondelles et avec son sexe préhensif de rafler au passage en happant par la tête, un laboureur dans son champ ou n’importe quel promeneur solitaire […] On raconte qu’elle a ses îles, où elle le dépose, le petit, dans un nid de mousse et de duvet, lui apportant à boire et à manger, le cajolant, le suçotant, l’énervant et l’engageant pour finir la tête la première dans son terrible vagin, où à bras le corps, elle le fait aller et venir avec frénésie, tandis qu’il se raidit dans la mort. »

La fable de La grande femelle volante p. 127, a été publiée initialement dans le recueil Mille morts, en 1960.

Mais dans Idoles et hauts-reliefs, le commentaire de La grande femelle volante de 1967 propose un tout autre scénario :

« Les personnages volants ne répondent pas toujours à l’envoûtement céleste de L’homme-femme volant, s’élevant vers la partie du ciel encore vierge où peut-être une région du cœur plus douce à vivre que la nôtre. La grande femelle volante de 1967 se contente de déposer son terrien dans un des trous de la lune. »

In Idoles et hauts-reliefs p.113

Ou alors, parfois, certaines fables m’ont fait penser à de l’écriture automatique. Plongée en profondeur…

« Il se tait. Il ne répond plus. Voilà plusieurs jours maintenant qu’il se tait. Il s’est rendormi me laissant seul sans instruction, sans courage. L’attendre, m’asseoir là et l’attendre. Il va pleuvoir pendant une saison. Les fruits gorgés d’eau tomberont des branches. Il en sortira de petites chenilles blanches inhabiles à devenir papillons qu’on voit courir sur la peau des bébés.
Les chevaux de bois au bord de la mer se mettront à tourner dans le vent, la fille du petit bistrot sortira pour étendre un linge. Un monde sans soldats va venir. »

Il se tait, p. 141.

Publiée initialement dans le recueil Mille morts, en 1960.

La lecture de Fables fraîches pour lire à jeun, a été aussi pour moi l’expérience de rapprochements intellectuels curieux. Notamment avec la fable de La graine d’hévéa, p. 66, publiée originellement dans le recueil Midi à quatorze heures en 1946, et une nouvelle de Stephen King, lue récemment – parue en exclusivité dans le Bifrost n° 80 – et dont le titre est Mauvaise herbe. Doit-on être étonné ? À mon avis, non. Car ces deux-là, avec leur imagination qui semble intarissable, Pierre Bettencourt et Stephen King font partie du club très sélect des authentiques créateurs, et ayant tous les deux en commun un imaginaire où se mêlent un goût prononcé pour le fantastique, la poésie, et l’humour. Tout cela mis en œuvre par une vraie liberté de ton et de penser. Libres.

La littérature est un voyage, vous me croyez ?

L’homme s’amusait. Quand il écrivait. Quand il créait ses hauts-reliefs. Et bien sûr, lorsqu’il fabriquait ses livres, en inventant des noms farfelus de maisons d’édition, des titres à dormir debout. Ce qui n’empêchait pas son âme d’être habitée par la poésie du monde :

« La grâce, c’est toujours de ne pas s’emplir la tête de soucis, la maison de meubles et les poches d’or. C’est de trouver sa correspondance dans la contemplation de la mer, du ciel ou du désert »

In Idoles et hauts-reliefs p.113

Pierre Bettencourt faisait ce qu’il voulait, ce qui lui chantait. Il n’a jamais voulu accéder à la notoriété pour rester libre. L’une de ses préoccupation terrestres était de rester aussi invisible que possible, pour continuer à créer comme il l’entendait. Intouchable, quoi…

©Marguerite Rothe


Ressources documentaires

Exposition des œuvres de Pierre Bettencourt à Montolieu « Manifestement singulier »

Interview de P. Bettencourt « Les grandes largeurs d’un fabuliste »,   pour le site Le Matricule des anges. Toujours sur ce site, sont proposés des articles critiques de grande qualité sur quatre romans de P. Bettencourt. À voir !

Site de la revue Texte – Images
Vous pourrez lire sur ce site, un très bon article de Sophie Lesiewicz : Pierre Bettencourt éditeur de livres graphiques (1940-1961) – Pour illustrer l’article, sont également visibles des reproductions en © d’excellente qualité de quelques intérieurs de livres de Pierre Bettencourt. À ne pas manquer !

6 réflexions au sujet de « L’intouchable, et Fables fraîches pour lire à jeun, de Pierre Bettencourt »

  1. Merci beaucoup pour ce compte-rendu très intéressant…Et oui, la littérature est un voyage…le voyage que l’on fait grâce aux histoires racontes, aux lieux ainsi visités, aux personnages dont on fait la connaissance et dont, pour certains, on ne se défait jamais…mais aussi un voyage dans le monde imaginaire d’un auteur; à mon sens le plus palpitant et constructeur de tous les voyages…

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  2. Merci legereimagi pour ce commentaire passionné. Oui, mille fois oui ! Et comme je me tue à le répéter, la littérature est un coffre aux trésors sans fond. Inépuisable (peu importe les genres ou les auteurs, du moment qu’ils correspondent à la personnalité du lecteur)
    Merci pour votre passage sur cette page et bonne fin de dimanche.

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