Edward Bernays et John Carpenter 📌 le propagandiste et le militant.

Comment manipuler l’opinion en démocratie

C’est en faisant des recherches documentaires pour mon prochain livre (un court roman d’anticipation), que j’ai été amené à lire Propaganda. Une lecture qu’il m’importait de faire pour avoir une idée générale sur le sujet. Pour être dans « l’ambiance », en quelque sorte. J’ai été servi ; quand l’on n’a pas soi-même ce type d’ambition, on est toujours surpris par le désir qu’on certains de vouloir dominer leur prochain, voire le monde entier, et ce, quel qu’en soit le prix – facture qu’eux-même ne paieront pas, s’entend.  Écrit en 1928, le Propaganda d’Edward Bernays expose comment influencer les populations pour les amener à consommer tel ou tel produit, et plus dangereusement, à avoir un avis favorable ou négatif sur tel ou tel mouvement politique ou social.
Le type est génial, et, à l’époque, les capitaines d’industries comprennent instantanément combien les nouvelles techniques de Bernays vont leur être profitables. propaganda visuel de l'édition originaleImmensément profitables. Car lorsqu’on lit Propaganda aujourd’hui, et si l’on considère l’état de la consommation 80 ans plus tard, force est de constater que les techniques de manipulations mentales élaborées par Bernays fonctionnent du feu de Dieu, ne s’arrêtant pas d’ailleurs au seul champ de la consommation.
Ce qui revient à comprendre que lorsqu’il publie son livre, Edward Bernays a parfaitement conscience du potentiel extraordinaire de ses travaux. Une certitude qui se vérifie dans le choix qu’il fait pour le titre de son livre et de son sous-titre : PROPAGANDAThe public mind in the making (Comment manipuler l’opinion en démocratie), l’ensemble appuyé par une illustration de couverture explicite.

Sous le titre revendiqué de Propaganda, l’ouvrage […] peut être considéré comme une manière de « carte de visite » présentée avec assurance, voire avec candeur, aux clients susceptibles de recourir aux services de la déjà florissante industrie créée par Bernays moins de dix ans plus tôt – in préface de Normand Baillargeon.

L’incroyable dans cette histoire, et ce qui m’a le plus frappé à la lecture de ce livre, c’est que Bernay a une telle façon de déployer ses arguments (qui ont l’apparence d’une logique infaillible), que  le lecteur se trouve très vite convaincu des bonnes raisons qu’il aurait à utiliser les services de l’auteur. Sans même se rendre compte que, dès sa lecture commencée, la manipulation s’exerce déjà sur lui-même.

Le chemin du succès

Si de l’avis général Sigmund Freud est reconnu comme le père de la psychanalyse, Edward Bernays, son neveu, est quant à lui considéré  par beaucoup comme celui de la propagande politique.

C’est cinq ans après avoir publié Crystallizing public opinion, en 1923, qu’Edward Bernays rencontre le succès avec Propaganda. À compter de cette date, son Bureau de relations publiques ne cessera de prospérer. Il faut dire que sa vision est originale, car il s’appuie à la fois, en les combinants entre elles, sur les idées de Gustave Le Bon (Psychologie des foules), sur celles de son oncle, Sigmund Freud, ainsi que sur toutes les techniques des sciences sociales de l’époque : sondages, enquêtes ciblées, statistiques en tous genres, etc.

C’est ainsi qu’avec ses techniques de gestion et de diffusion de l’information, Edward Bernays propose un regard nouveau sur la publicité. Reléguant du même coup au placard les primitives « réclames » du 19e siècle.

Une campagne publicitaire légendaire : les femmes et la cigarette

Nous sommes toujours en 1929 et, cette année-là, George Washington Hill (1884-1946), président de l’American Tobacco Co., décide de s’attaquer au tabou qui interdit à une femme de fumer en public, un tabou qui, théoriquement, faisait perdre à sa compagnie la moitié de ses profits. Hill embauche Bernays, qui, de son côté, consulte aussitôt le psychanalyste Abraham Arden Brill (1874-1948), une des premières personnes à exercer cette profession aux États-Unis. Brill explique à Bernays que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir sexuel du mâle : s’il était possible de lier la cigarette à une forme de contestation de ce pouvoir, assure Brill, alors les femmes, en possession de leurs propres pénis, fumeraient.

La ville de New York tient chaque année, à Pâques, une célèbre et très courue parade. Lors de celle de 1929, un groupe de jeunes femmes avaient caché des cigarettes sous leurs vêtements et, à un signal donné, elles les sortirent et les allumèrent devant des journalistes et des photographes qui avaient été prévenus que des suffragettes allaient faire un coup d’éclat. Dans les jours qui suivirent, l’événement était dans tous les journaux et sur toutes les lèvres. Les jeunes femmes expliquèrent que ce qu’elles allumaient ainsi, c’était des « flambeaux de la liberté » (torches of freedom). On devine sans mal qui avait donné le signal de cet allumage collectif de cigarettes et qui avait inventé ce slogan ; comme on devine aussi qu’il s’était agi à chaque fois de la même personne et que c’est encore elle qui avait alerté les médias.

Le symbolisme ainsi créé rendait hautement probable que toute personne adhérant à la cause des suffragettes serait également, dans la controverse qui ne manquerait pas de s’ensuivre sur la question du droit des femmes de fumer en public, du côté de ceux et de celles qui le défendaient – cette position étant justement celle que les cigarettiers souhaitaient voir se répandre. Fumer étant devenu socialement acceptable pour les femmes, les ventes de cigarettes à cette nouvelle clientèle allaient exploser – in préface de Normand Baillargeon.

propaganda - femmes cigarettes

Manipulation consciente des opinions : un gouvernement invisible

#1 Extrait

Bernays cherche également dans les sciences sociales, […] une justification (à prétention) scientifique de la finalité politique du travail accompli par le conseiller en relations publiques. Il la trouve dans l’adhésion d’une part importante des théoriciens des sciences sociales naissantes qu’il consulte et respecte à l’idée que la masse est incapable de juger correctement des affaires publiques et que les individus qui la composent sont inaptes à exercer le rôle de citoyen en puissance qu’une démocratie exige de chacun d’eux : bref, que le public, au fond, constitue pour la gouvernance de la société un obstacle à contourner et une menace à écarter.

#2 Extrait

Dans Propaganda, il écrit : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. »

Cette idée que cette forme de « gouvernement invisible» est tout à la fois souhaitable, possible et nécessaire est et restera omniprésente dans les idées de Bernays et au fondement même de sa conception des relations publiques : « La minorité a découvert qu’elle pouvait influencer la majorité dans le sens de ses intérêts. Il est désormais possible de modeler l’opinion des masses pour les convaincre d’engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue. Étant donné la structure actuelle de la société, cette pratique est inévitable. De nos jours la propagande intervient nécessairement dans tout ce qui a un peu d’importance sur le plan social, que ce soit dans le domaine de la politique ou de la finance, de l’industrie, de l’agriculture, de la charité ou de l’enseignement. La propagande est l’organe exécutif du gouvernement invisible. » – in préface de Normand Baillargeon.

marionnettes journeaux

Définition du mot propagande : fin 17e siècle, nom d’une congrégation, traduction de la locution latine de propaganda fide, « pour la propagation de la foi », de propagare (v. propager) – Larousse étymologique.

« […] la propagande au vrai sens du terme est une forme parfaitement légitime de l’activité humaine. Une organisation sociale, religieuse ou politique qui professe certaines valeurs et entreprend de les faire connaître, de vive voix ou par écrit, pratique la propagande.

« La vérité en impose et elle doit l’emporter. Si une assemblée d’hommes estime avoir découvert une vérité précieuse, c’est pour elle un devoir, plus encore qu’un privilège, de la répandre. […] La propagande ne devient mauvaise et répréhensible que lorsque ses auteurs s’emploient délibérément et en connaissance de cause à propager des mensonges, ou à produire des effets préjudiciables au bien public. » – Citation du Standard Dictionary, dans la préface de Normand Baillargeon.

Propaganda est une lecture à la fois édifiante (terrifiante) et nécessaire, pour comprendre et prendre conscience qu’il est des choix que nous ne ferions peut-être pas si nos esprits n’étaient pas manipulés. Ce qui est difficile à savoir, puisque la plupart du temps, et c’est le propre de la manipulation mentale, nous ne savons pas que nous sommes sous influence – exactement comme le sont des disciples sous la coupe d’un gourou.


Quel lien entre Propaganda et Invasion Los Angeles ?

En préambule, le synopsis du film, pour ceux qui ne le connaissent pas :

John Nada parcourt les routes à la recherche d’un emploi comme ouvrier sur les chantiers. Embauché à Los Angeles, il fait la connaissance de Frank Armitage, qui lui propose de venir loger dans son bidonville. John va y découvrir une paire de lunettes de soleil hors du commun : elles permettent de voir le monde tel qu’il est réellement, à savoir : gouverné par des extraterrestres ayant l’apparence d’humains et maintenant ces derniers dans un état apathique au moyen d’une propagande subliminale omniprésente. (Wikipédia)

***

La première fois que j’ai vu ce film, à part des extra-terrestres planqués sous une apparence humaine, et une bagarre phénoménale, je n’avais aucune idée de ce que je venais de voir. Rien. Que dalle. Nada… Aujourd’hui, pour tout dire, je ne me rappelle même pas si je l’ai vu au cinéma ou sur Canal+, c’est dire.
On était à la fin des années quatre-vingt, l’Internet était dans les tuyaux mais encore inconnu du grand public, deux décennies s’écouleraient avant que n’éclate la crise financière de 2008, je ne m’intéressais pas ou peu à la politique et, comme tous les jeunes actifs, j’avais le nez dans le guidon. Alléluia ! En ce temps-là, plutôt intéressé par des films tels que : 2001, l’Odyssée de l’espaceAlien, le huitième passager, ou même Scanners, je suis passé complètement à côté d’Invasion Los Angeles (They live).

Ce n’est que bien plus tard, alors que je furetais sur Internet en quête d’un film de S.-F. à mettre dans mon panier virtuel,  que je croisais de nouveau Invasion Los Angeles. La critique d’un internaute m’apprit que j’avais plusieurs trains de retard. Là où je n’avais su voir qu’un nanar, le film de Carpenter était en fait un réquisitoire déguisé contre la politique américaine de l’époque, et dénonçait la dérive du capitalisme libéral de bon-papa vers l’ultra-libéralisme hautement toxique et destructeur des cadors de la haute finance internationale. C’est en lisant cela, que j’ai compris le message du film – mais c’est… bien sûr ! –, à savoir : l’ultra-financiarisation du monde, et les dommages qu’elle lui inflige avec un consumérisme sauvage et sans cesse en expansion – à l’image du désir, qui ne peut jamais être assouvi –, téléguidé par une savante manipulation des cerveaux. Pour toujours plus de profits. Se foutant royalement de l’immanquable catastrophe qui en découlera pour les hommes et la planète – surtout pour les hommes, puisqu’il n’y a plus de terra incognita à découvrir pour s’y réfugier. La planète, elle, en a vu d’autres.

Lire Propaganda, c’est avoir la possibilité d’ouvrir les yeux. Peut-être. Mais rien n’est moins sûr. Il y a loin, de la de conscience de surface à l’éveil réel. C’est en ce sens que la scène de bagarre prend tout son sens (voir la vidéo plus bas), entre John Nada et Franck Armitage – quand le premier veut faire porter au second les lunettes « magico-révélatrices », afin que celui-ci voie de ses propres yeux le fléau qui frappe l’humanité – a beaucoup d’intérêt dans le film Invasion Los Angeles. Avec cette scène, Carpenter essaye de démontrer combien il est difficile, voire impossible, de révéler une vérité à quelqu’un qui, précisément, a été conditionné  pour ne pas voir cette vérité.

©Clovis Tessier

Captures d’écran du film de John Carpenter : Invasion Los Angeles.


propaganda - edward bernays

Sommaire

Préface – 1. Organiser le chaos – 2. La nouvelle propaganda – 3. Les nouveaux propagandistes – 4. La psychologie des relations publiques – 5. L’entreprise et le grand-public – 6. La propagande et l’autorité publique – 7. La propagande et les activités féminines – 8. La propagande au service de l’éducation – 9. La propagande et les œuvres sociales – 10. L’art et la science – 11. Les mécanismes de la propagande

  • Broché: 141 pages
  • Éditeur : Zones (11 octobre 2007)
  • ISBN-13: 978-2355220012
  • Prix : 13,50 €

invasion los angeles 04

Bande-annonce en VF : Invasion Los Angeles de John Carpenter – Extrait #1
Bande-annonce en VF : Invasion Los Angeles de John Carpenter – Extrait #2  (la bagarre)

(Les liens s'ouvrent dans des nouveaux onglets.)

Ressources documentaires et autres

Fiche Wikipédia d’Edward Bernays

Vidéo : Edward Bernays, père de la propagande moderne. (4:28)

Psychologie des foules, de : Gustave Le Bon

Extrait de l’article de Sandrine Aumercier : Bernays, agent de Freud

Sur Agoravox, article de Romaric Thomas : La manipulation de l’opinion publique selon son inventeur

*Larousse étymologique.

Têtes TV télévision propagande

10 réflexions au sujet de « Edward Bernays et John Carpenter 📌 le propagandiste et le militant. »

  1. je ne connaissais pas ce livre, et je n’ai pas encore dépassé les bande annonces d’Invasion Los Angeles (à première vue un peu nanardisant, en effet)…est-ce dire que je suis encore un esprit libre ? 🙂
    j’espère qu’on aura bientôt des nouvelles du « court roman d’anticipation » !

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  2. Ma foi oui. Mais surtout, pour continuer de l’être (un esprit libre), mieux vaut ne point le crier trop fort autour de soi 🙂
    Pour mon petit roman, j’en suis à la réécriture finale, mais bon sang de bonsoir, qu’est-ce que je suis lente ! 🐌
    PS
    Félicitation pour l’interviou ^^ Les questions du fictiologue étaient très intéressantes, et les réponses de l’interviouvé encore plus !

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  3. pour le roman, si l’envie dun béta-lecteur pointe, je postule !
    pour l’interview, c’est un exercice pas si facile mais très intéressant à faire. Julien Hirt est très attentionné et prépare soigneusement ses questions. Il serait surement heureux d’inteviewer l’auteure d’un futur « petit roman d’anticipation ». à bonne entendeuse…

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  4. Merci Laurence,
    Je sais… mes articles sont toujours trop longs, mais je n’arrive pas à faire court (surtout quand je suis passionnée par mon sujet) ; du coup, je sais que je me prive de lecteurs. Tant pis…
    Merci pour ton passage, et ta lecture enthousiaste.
    Bon dimanche ! 🙂 🌞

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  5. Coucou Marguerite, petite fleur du printemps ! Comment vas-tu ? Cela fait un sacré bout de temps que je ne suis pas venue te voir dis donc. Je ne suis pas très active non plus en ce moment. Hey, en réponse à vos échanges, je veux bien faire la journaliste pour parler de ton livre chez Fille Stule ! Penses-y, ça tourne, ça tourne !

    🌸🌸🌸 Bon dimanche Marguerite !!! 🌸🌸🌸

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  6. Katia !
    Je me demandais où tu étais passée ! Tu sais, on ne peut pas toujours être au top, donc cool…
    Merci mademoiselle la journaliste, je note ton offre, mais il va falloir patienter beaucoup, mais beaucoup, beaucoup !
    🌺 🌺 🌺 Bon dimanche à toi aussi, bisous ! 🌺 🌺 🌺

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  7. Merci pour cet article complet et si bien argumenté!
    Nous appartenons à cette société qui ‘tente’ constamment de nous manipuler. L’image de la main qui tient les fils des marionnettes est on ne peut plus parlante!!!
    C’est difficile pour le ‘commun des mortels’ que nous sommes de ne pas se laisser embrigader dans tous les domaines: politique, sociétal, éducatif et jusque dans le choix de nos achats alimentaires et de consommations courante… Pour résister, nous devons être vigilants! Chercher à qui ça ‘profite’ le plus: eux ou nous?

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  8. Merci de votre visite.
    Via la télévision, les magazines, le cinéma, la radio, l’Internet, les livres, il est bien difficile en effet, d’échapper à l’endoctrinement si l’on n’a pas conscience de la manipulation. Réponse à votre question : eux, bien sûr ; sinon, pourquoi se donneraient-ils toute cette peine ?

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